We need to talk with Lynne
Lynne Ramsay est de retour, avec YOU WERE NEVER REALLY HERE, (A Beautiful Day) un film qui était en compétition à Cannes et qui a valu le prix d’interprétation masculine à son comédien principal, Joaquin Phoenix, mais qui a également remporté le prix du meilleur scénario (ex-aequo avec THE KILLING OF A SACRED DEER). C’est à Gand que nous avons rencontré la réalisatrice écossaise qui, une fois encore, signe une oeuvre choc.
Premièrement, je tiens à dire que j’ai vraiment beaucoup aimé le film, même si je l’ai vu à Cannes, et donc, pas dans les meilleures conditions.
Oui, j’ai déjà entendu ça. Jonathan Ames, l’auteur de la nouvelle, est venu voir le film à Cannes, mais il m’a dit que l’ambiance était tellement surréaliste qu’il devait revoir le film. Donc il viendra à Londres la semaine prochaine pour participer à un gala et voir le film une nouvelle fois. Quand on y pense,c’est assez amusant qu’il soit tellement étrange de voir un film à Cannes.
Il s’agit –au moins– de votre troisième adaptation de livre, est-ce votre principale source d’inspiration, lorsque vous réalisez un film?
J’ai réalisé quelques adaptations, mais elles sont toujours plutôt libres, elles ne suivent jamais exactement l’histoire du livre. Je garde parfois les personnages, parfois des parties du scénario, … J’espère que ma version plaira à l’auteur original, mais je ne cache jamais que je compte en faire ma propre version. Je leur dis que je vais peut-être changer quelques points de leur roman. Pour ce film-ci, par exemple, Joaquin Phoenix apporte beaucoup de nouvelles choses à son personnage. Ce sont vraiment les personnages qui sont au centre de ma version de YOU WERE NEVER REALLY HERE, puisque la nouvelle est assez courte, contrairement à celle qui a inspiré WE NEED TO TALK ABOUT KEVIN, qui était plutôt longue. Il avait donc fallu enlever des parties du livre, ce qui avait été très difficile. YOU WERE NEVER REALLY HERE s’est plutôt bien adaptée au genre des films noirs, et a atteint une longueur standard de 90 minutes sans trop de difficultés. Je me suis vraiment amusée en le réalisant, mais il est certain que je me suis assez éloignée du livre.
Lorsque vous avez lu la novella et décidé d’en faire un film, quelle était la partie qui, pour vous, représentait le plus grand défi ? Il s’agit d’un film qui parle de revanche, un concept très simple, mais qui peut se révéler dantesque s’il est bien traité.
Je me suis probablement plus intéressée aux personnages qu’à l’histoire. Plus jeune, je regardais beaucoup de films de série B, et mes parents regardaient énormément de films dans les années 40, des films tels que EVE, ou les films de Samuel Fuller, où l’on retrouve des personnages féminins forts. Ce qui m’a vraiment plu dans YOU WERE NEVER REALLY HERE, c’était le fait que les personnages ne soient pas lisses, comme ils le sont parfois dans ce genre de films. Le personnage principal n’est pas un homme tout en muscles, il a ses démons, des cicatrices, il ressemble presque à un clochard. À tel point qu’on a pu tourner à New York sans que personne ne reconnaisse Joaquin. De plus, il est suicidaire, il est très loin du « héros type », il en est même l’opposé. J’ai très peu respecté les conventions de ce genre de films, mais ça m’a justement donné l’envie d’arriver à en faire un bon film malgré tout. On en sait très peu sur les événements, on sait seulement ce que le personnage sait, on vit tous les retournements en même temps que lui. En réalité, mon envie de faire ce film vient des personnages. Joaquin est arrivé dans le projet assez tôt, pendant que nous faisions toujours les repérages à New York. On courrait partout, ce qui n’était pas évident puisque j’étais enceinte à l’époque, et tout s’est enchaîné tellement vite et en si peu de temps. On a travaillé pour éviter les clichés au maximum, pour éviter d’utiliser les gadgets qu’il utilise dans le livre, comme ses gants, parce qu’on trouvait que c’était n’importe quoi. On a essayé d’aborder cette histoire de façon originale.
Est-ce ça a été positif, cette arrivée si précoce de Joaquin dans le projet?
Oui, absolument. Nous avons construit le personnage ensemble, pour décider de ce qu’on allait garder ou non parmi les éléments du livre. Des choses comme les gadgets justement, qui semblaient être une bonne idée mais ne fonctionnaient pas véritablement. Nous n’avons pas fait de répétitions, mais nous avons eu beaucoup de temps de préparation. Parfois, à des heures très tardives ou aux petites heures du matin, je courrais jusqu’à mon pc pour lui envoyer une de mes idées et lui demander son avis. Et il me répondait et nous en discutions longuement. Je pense que je n’ai pas beaucoup dormi pendant ces neuf mois, tout s’enchaînait tellement vite. On insufflait cette énergie dans tout ce que nous faisions, même si nous ne savions pas toujours où cela allait nous emmener.
Quelle est votre relation avec la violence ? Sauf quelques exceptions plus explicites, vous montrez rarement les scènes violentes à l’écran, et les laissez se dérouler en hors-champ. Pourquoi ce choix?
Oui, cela me surprend toujours que les gens décrivent mon film KEVIN comme étant violent alors qu’en réalité, on ne voit pas beaucoup de violence.
Oui, je l’ai revu hier, et c’est exactement à ça que je pensais.
Dans KEVIN, on ne voit que ce qu’Eva s’imagine, donc jamais de violence réelle. Je trouve que la violence a toujours plus d’impact lorsqu’elle est implicite. Ce n’est pas une idée qui vient de moi, elle remonte aux films muets : tout ce qui est laissé à l’imagination a toujours plus de force. Beaucoup de films n’hésitent pas à en montrer tous les aspects, mais je trouve qu’essayer de les enlever du film en les laissant deviner représente un challenge supplémentaire. J’ai analysé chaque scène d’action, chaque scène qui comportait de la violence pour les retravailler et les rendre plus réalistes. Dans ce genre de films, on fait toujours appel à des cascadeurs, qui sont capables de faire des chorégraphies de combat spectaculaires, mais elles semblent toujours tellement fausses ! J’ai essayé de les rendre plus réalistes. Je travaillais avec des cascadeurs géniaux, mais je leur ai vraiment expliqué que si quelqu’un les frappait si violemment, ils s’effondreraient, il n’y aurait pas de jolies pirouettes ou de chorégraphie. Le personnage est très « mécanique » dans un sens, donc on l’a fait se battre presque avec la régularité d’une machine. Plus tard dans l’histoire, il est impliqué plus personnellement, le ton change, mais à ces moments, beaucoup n’est pas montré parce que ça serait inutile de le voir à l’écran, on ne voit que les conséquences de cette violence. J’essaye simplement de rendre les scènes d’action cohérentes par rapport aux personnages qui sont impliqués. Il n’y a qu’une seule séquence qui soit un tant soit peu réelle, et encore, vous savez que ce n’est jamais vraiment le cas. On essaye de faire les choses de façon ingénieuse, pas d’imiter ce qui a déjà été vu des milliers de fois. Mais nous voulions tout de même faire un film énergique et entraînant, malgré le fait qu’il soit un peu court.
Oui, une heure 25, quelque chose dans ces eaux-là.
Oui, il est plutôt compact.
Donc vous êtes plus intéressée par ce qui conduit à la violence, et par les conséquences qu’elle entraîne?
Oui, oui, oui. La violence cause la violence, c’est toujours une spirale. En général, les actes de violence émanent toujours d’autres actes de violence. Joe n’est rien de plus qu’un type piégé dans ce cercle vicieux, à cause de son passé mais aussi du monde dans lequel il évolue, où il est difficile d’être tout blanc ou tout noir. Il est difficile pour lui d’être certain de quoi que ce soit. Je n’essayais jamais de rendre la violence cool ou stylée, je pensais toujours à son origine et à sa place dans l’histoire du film. Joe n’est pas un chevalier blanc couvert de muscles, il ne sauve pas la princesse, tout part en vrille et tout va mal. Et à la fin, c’est plutôt lui qui est sauvé et ramené à la vie par la fille, dans un certain sens. Elle joue un rôle plus actif que lui, même si elle pourrait être imaginaire. Elle brise en quelque sorte ce cercle vicieux de la violence, elle montre que les femmes arrivent pour reprendre les choses en main, peut-être, pour trouver une meilleure solution. C’est toujours un film noir, je ne voulais pas non plus trop m’en éloigner, mais je voulais que le film reste captivant. Bien sûr, j’aime voir de la violence stylisée autant que n’importe qui lorsque c’est bien fait, comme dans les Tarantino, où il la présente avec un peu d’humour, par exemple. Mais c’est du déjà vu, et je voulais relever le défi de changer les choses.
Un des aspects constants de votre filmographie, ce sont ses thèmes souvent liés aux Etats-Unis, la fusillade dans Kevin, le TSPT de certains personnages… Êtes-vous plus intéressée par…
Par les histoires américaines?
Oui. Non pas que ça n’arrive pas en Europe, mais ce sont des éléments plutôt associés aux Etats-Unis.
Hmm, et bien peut-être. Vous savez, je regarde énormément de documentaires, probablement plus que d’œuvres de fiction. Avec la mondialisation, et tout ce qui se passe actuellement, le monde paraît effrayant et dangereux. Et les Etats-Unis sont le plus grand pays de l’Occident, sans compter que c’est une grande puissance militaire. Je ne sais pas si mes films traitent plus de l’Amérique que de l’Occident en général, qui comporte énormément de violence, et est imprévisible. Nous avons perdu les repères que nous avions par le passé, auxquels les gens s’accrochaient pour se rassurer. Nous vivons une époque un peu folle, mais aussi très inspirante. Je suis toujours excitée à l’idée de découvrir les nouveaux films qui sont produits chaque année. Je ne sais pas si mes films traitent de l’Amérique en particulier, mais je pense en tous cas qu’ils parlent de la violence qu’on retrouve en Occident.
Comment avez-vous construit les aspects esthétiques du film, son identité? Car elle est très particulière, très sombre.
C’est en réalité le directeur de la photographie qui s’en est chargé. Quand j’ai écrit le script, j’étais en Grèce, tout près du volcan Santaroni. J’étais donc en train d’écrire le script, et j’avais une vue magnifique, sans compter que j’étais enceinte pendant la plupart de la production du film, ce qui était assez particulier. Le directeur de la photographie m’y a rejoint pour que nous discutions de l’imagerie du film. C’était d’ailleurs assez agréable, d’habitude les gens écrivent les scripts en se basant principalement sur les dialogues, mais en discuter m’a permis de l’écrire en étant aussi précise et directe que possible en englobant tous les aspects du film dès le début, près d’un an avant le tournage. Je lui ai d’ailleurs donné une version du script, à la fin, puisque nous l’avions écrit ensemble. Travailler si tôt avec l’équipe a beaucoup aidé, comme ce fut le cas avec Joaquin. Lorsqu’il est arrivé, j’ai vraiment eu l’impression qu’il faisait partie de l’équipe créative. J’ai eu la même sensation avec Tilda Swinton, Ezra Miller et John C. Reilly pour KEVIN. C’était un film très sombre, mais nous nous sommes tellement amusés en le faisant. Nous avons cuisiné ensemble, nous avons passé des soirées ensemble, on a parlé de beaucoup de choses. Et le film était tellement naturel, fluide. Nous nous sommes beaucoup amusés sur le set. Pour moi, c’est à l’étape du script que le film commence à prendre forme, et Tom (Thomas) Townenda vraiment participé à son écriture dès le début. Il a passé quelques mois avec moi, à analyser le script sous toutes les coutures. Il a été fantastique. Il est plutôt créatif, ce Tom.
Oui, il a fait du bon travail. Vous avez également dit que Joaquin a été impliqué assez tôt dans le processus, mais comment a-t-il été choisi pour le rôle, et a-t-il, en quelque sorte, réécrit son personnage?
Oh, oui! C’était un peu particulier d’écrire le script, puisque la novella peut être lue en moins de deux heures. Elle présentait certains aspects que je ne souhaitais pas conserver pour le film, mais j’adorais vraiment le personnage de Joe. D’un côté, je me sentais obligée d’écrire ce script. J’ai écrit le premier jet assez vite, mais la toute première chose que j’ai faite, c’est chercher une photo de Joaquin Phenix et la mettre en fond d’écran. Je savais que ce serait lui qui jouerait Joe. C’est la première fois que cela m’arrivait. Il m’était arrivé de choisir des acteurs pendant l’écriture du script, mais c’était même avant cela, dans son cas. Pour MORVEN CALLAR, j’ai su que Samantha Morton serait parfaite pour le rôle dès que je l’ai rencontrée, mais c’était plus tard dans le processus de production du film. Tilda Swinton, elle, souhaitait jouer Eva, mais je cherchais à la base quelqu’un avec un look moins particulier, moins androgyne. C’est sa performance qui m’a convaincu de lui donner le rôle. Joaquin, lui, faisait partie du projet dès le départ. Il est intervenu sur certains aspects, comme pour ses gants ou ses gadgets, qu’il trouvait ridicules, et je lui ai dit que je ne comprenais pas comment je n’avais pas pensé à les retirer, que c’était évident. Je pense que le responsable des accessoires a dû avoir une crise cardiaque quand il a rencontré Joaquin. Le pauvre. J’ai essayé d’impliquer tous les membres de l’équipe très tôt dans le processus pour que tout le monde comprenne sur quoi ils travaillaient. Même le co-réalisateur est arrivé pendant l’écriture. Lorsque nous étions à New York, j’ai appris que c’était assez coûteux d’y tourner un film, et que nous n’avions donc pas assez d’argent. J’ai dû changer une vingtaine de pages du script, je pense. Je devais vraiment rester créative pour résoudre les problèmes que nous rencontrions. Joaquin a commencé à rajouter de nombreux éléments, comme les cicatrices. Nous essayons de passer outre les conventions. Il a autant participé à modifié le script que Tom et moi, je pense. Je ne pouvais pas imaginer quelqu’un d’autre pour ce personnage. Je l’ai contacté par téléphone, et c’était la première fois que j’engageais un acteur simplement en lui téléphonant, et je pense que c’était une première pour lui aussi, donc nous étions tous les deux un peu inquiets, nous ne savions pas à quoi nous attendre. Son arrivée précoce a aidé à éliminer chaque cliché présent dans le script.
Je voulais vous interroger sur la musique du film. Vous avez travaillé avec Jonny Greenwood de Radiohead. Comment en êtes-vous arrivée à ce choix? En général, lorsque les gens contactent Radiohead pour un film, ils travaillent plutôt avec Thom Yorke.
Jonny est vraiment extrêmement talentueux.
Il avait aussi écrit la musique pour KEVIN, mais elle était plus discrète, contrairement à celle de YOU WERE NEVER REALLY HERE (A Beautiful Day). Je voulais qu’il travaille sur la musique du film avant même que le film n’existe, mais évidemment, c’est impossible à faire. Nous parlions ensemble de la musique d’un film qui n’existait même pas encore. J’ai aussi travaillé avec l’ingénieur qui suit Jonny, qui crée également de la musique et qui connaissait par cœur son style musical. J’ai montré dix minutes de la première version du film à Jonny, et il m’a dit « d’accord, mais qu’est-ce qui vient après? ». Il avait lu le script, mais le script avait complètement changé depuis, et il était aussi perdu et s’est autant impliqué que nous. Il a compris que le film avait besoin d’une musique énergique de prime abord, mais qui par la suite s’écroulerait lorsque l’histoire fait de même. Je pense que sa musique se base beaucoup sur le personnage et son évolution. Et il est tellement modeste, et il n’a pas même demandé beaucoup d’argent, mais la musique était vraiment superbe. On a passé beaucoup de temps sur la musique, c’était un aspect qui me tenait à cœur, et il a commencé à la composer assez tôt. Peut-être que quand j’aurai 70 ans, je lui demanderai de refaire une version définitive avec d’autres musiques. En s’intéressant plus aux sous-intrigues du film, car il y en a beaucoup, notamment l’histoire en Joaquin et sa mère !
Merci à Romain Jamagne pour la traduction.