Interview de Jacques Audiard (THE SISTERS BROTHERS)

Alors que le film était attendu à Cannes, il fut finalement présenté en première mondiale à Venise, où Jacques Audiard y a remporté le prix de la mise en scène. C’est lors de son passage au Festival de Gand que nous l’avons rencontré afin qu’il nous en dise plus sur la genèse ainsi que la conception de son fameux THE SISTERS BROTHERS.

Aviez-vous déjà été approché par les américains avant de vous lancer dans cette aventure?

Oui, j’ai déjà été approché, ce sont des scénarios, des propositions plus ou moins implicites qui ne m’ont jamais intéressés. Quelque chose était assez clair quand je lisais, c’est que j’étais le 6ème ou le 10ème lecteur à le lire donc il y avait probablement de bonnes raisons pour que ces films ne se fassent pas. Souvent, la raison c’est que les scénarios n’étaient pas très bons. Je n’avais pas beaucoup de mérite à refuser. La deuxième chose, je le dis très simplement, je ne suis pas spontanément attiré par le fait de tourner aux Etats-Unis. Je crois que la structure de fabrication du cinéma américain est très lourde, trop lourde pour moi à priori. Je bénéficie d’énormément de liberté là où je suis donc ce serait très difficile pour moi d’y aller. Le troisième point, c’est celui qui m’a amené à THE SISTERS BROTHERS, c’est un acteur américain qui m’a proposé un roman auquel je n’aurais jamais pensé. Si j’avais vu le roman avec western marqué dessus, je n’y serais jamais allé de moi-même mais ici ça m’a été proposé par un acteur et une productrice. Bien qu’on ait songé à la possibilité de le faire aux Etats-Unis, on l’a fait en Europe. C’est vraiment un film franco-américain. On a fait un film « américain » ici.

J’ai lu que vous aviez dit plusieurs fois que le western n’était pas le genre pour lequel vous aviez le plus d’affinités.

D’abord, je pense que je n’ai pas une connaissance exhaustive du genre western. Si je ne l’ai pas, c’est parce que ça ne m’a pas beaucoup intéressé. Contrairement à beaucoup de cinéphiles qui connaissent tout, le western classique m’a rarement bouleversé. Le western commence à m’intéresser à partir de 1960, le western tardif. Ce sont les derniers Ford. Moi surtout, ce sont ceux des années 1970.

Qu’est-ce qui vous a convaincu de vous lancer dans ce genre?

Je ne me suis pas lancé dans le genre mais dans une histoire qui m’a intéressé. Pour moi, le genre western appliqué aux SISTERS, c’est juste un film d’époque. J’ai fait un film d’époque. S’il y a des codes dans le genre western, je ne pense pas que je les connaisse. Vous savez, dans le western, il y a cette présence du paysage, surtout dans ceux de Ford. Il y a ces grands paysages impressionnants avec de grandes distances. Je savais que je ne pouvais pas le faire donc je ne l’ai pas fait.

Vous avez senti des contraintes à vous lancer dans ce genre?

Si bien sûr mais elles étaient liées à la reconstitution. A partir du moment où vous avez une profondeur de champs, jusqu’à qu’elle distance faites-vous exister l’image ? On a beaucoup tourné en décors naturels, dans la pampa. Pour les scènes de nuit, il faut tout amener. Il faut amener la lumière. C’est contraignant, lourd. Il faut apprendre très très vite à être libre de cette lourdeur. Pour moi, tout le poids du film était là. Le reste était plutôt léger.

Le fait de ne pas avoir d’accroches avec le western était libérateur ?

Oui, je pense. A aucun moment je ne me suis senti avoir des gages à donner au western, à la cinéphilie américaine. Je suis européen. Le roman, c’est essentiellement les deux frères et c’est raconté par Ellie, joué par John C. Reilly. Les personnages de Warm et Morris existent à la fin de manière très stylisée. C’est tout ce travail qu’il fallait faire dans l’adaptation. A partir du moment où j’ai su comment développer ces personnages, la chose était beaucoup plus aisée. Il y avait un couple d’un côté, un couple de l’autre et puis ça disait cela ou cela. J’ai échappé à ces longs dialogues entre les deux frères. C’était très dramatique. Avoir découvert que ces deux personnages de Warm et Morris pouvaient être développés en opposition aux deux frères, c’est à dire de ce côté là comme producteurs d’un horizon d’intelligence, d’une utopie et même de relations interpersonnelles très très raffinées, très fines. Les autres n’apparaissent donc que comme des brutes, des enfants. Cela rendait la chose beaucoup plus active. Là, le voyage s’effectuait.

Ce décalage entre les deux couples de personnages amène un aspect comique que l’on voit assez peu dans vos films, en tout cas pas de manière aussi frontale et évidente.

Je ne peux pas, moi, raisonnablement, faire la comparaison avec mes autres films. C’était dans le roman de Patrick Dewitt. Il y avait une dimension picaresque dans le voyage des deux frères qui avait une dimension comique à laquelle j’étais très sensible. J’ai essayé de la maintenir et la développer. Ça m’intéressait le fait qu’il y ait une très grande tragédie et quand même une comédie venant la contredire. J’ai trouvé ça très agréable de faire de la comédie.

Avez-vous l’impression de faire évoluer votre travail, de mise en scène notamment, en touchant petit à petit à des choses auxquelles vous ne touchiez pas auparavant?

C’est quelque chose que je pourrais éventuellement constater mais ce n’est pas prémédité. Je pense que je disais ça hier, il y a des choses dont je me rends compte seulement maintenant. THE SISTERS BROTHERS m’a été proposé après DE ROUILLE ET D’OS. J’avais déjà en chantier DHEEPAN. Je crois raisonnablement que, sortant de DHEEPAN, si j’étais allé dans une production de mes propres projets, je ne serais pas du tout allé vers THE SISTERS BROTHERS. Il fallait que ça me soit commandé par l’extérieur d’une certaine façon. C’est pour ça que je ne peux pas dire ce vers quoi j’irais, vers quoi je vais. Je ne sais pas du tout, du tout. Peut-être que demain on me fera une proposition de dessin animé. Je ne sais pas du tout où je vais. Après, je peux tirer une conclusion, qui ne veut pas dire grand chose, je crois que je suis très très libre. Aujourd’hui je suis très très libre. Je pense que je le suis depuis un moment d’ailleurs, pour des raisons simples. SISTERS est un très gros film, le plus gros que j’aie jamais fait. Je pense que c’est le plus gros que je ferai jamais. Je ne le referai pas. Il y a un côté « ça c’est fait ». Entre ça et DHEEPAN, je me sens très libre de faire beaucoup de choses très différentes. Petites, toutes petites.

Y-a-t-il des difficultés plus importantes de faire un si gros film européen avec un gros casting américain ou ça ne change pas grand chose?

Faire ce film-ci aux Etats-Unis, avec ces acteurs là, je pense que ça aurait été un enfer. Le fait que les comédiens aient fait le voyage, c’est définir une disponibilité assez grande. Je pense qu’ils se sont sentis très libres. Ils ont eu la paix. Je pense qu’ils ont adoré travailler avec nos équipes. Ça les changeait. Il est dur le système américain. Très dur pour les comédiens. Ça ne m’étonne pas qu’un acteur américain vienne me chercher pour faire un western. Peut-être -il faudrait leur poser la question- pour sortir de ça? C’est une liberté qu’il n’aurait pas et surtout une liberté qu’on ne lui propose pas là-bas. Que l’industrie ne lui propose pas. Il fallait qu’il produise lui-même le désir. Je crois que, comme moteur, il doit y avoir ce dont on parle là.

Avez-vous senti une différence dans leur façon de travailler par rapport à ce que vous faites habituellement?

Oui. Je ne peux pas dire que j’en ai été surpris, c’est ce que je cherchais. Je pouvais formuler très clairement, même si ça peut sembler paradoxal, le fait que je ne souhaite pas travailler à Hollywood et, en revanche, j’ai le désir de travailler avec des acteurs et actrices américains. Ça je le formule. La preuve, c’est que ça a été entendu. Ça a été entendu avant par Jake Gyllenhaal que j’avais rencontré un ou deux ans avant tout ça. Il m’avait très gentiment, aimablement, courtoisement, amicalement, émis le désir de travailler avec moi. Je suis surpris de ça. Je n’ai pas une très grande connaissance de Los Angeles mais, j’y suis allé plusieurs fois et plusieurs fois j’ai rencontré des comédiens, formidables. C’est fou de voir à quel point ils ont envie d’essayer d’autres choses ailleurs.

Le fait d’avoir de grosses co-productions, il y a Why Not, Mungiu, les Dardenne, cela vous donne une force ou des contrainte?

Des contraintes? Pourquoi ça?

En général, recevoir de l’argent de tel pays vous oblige à faire des dépenses dans ce pays.

C’est moi qui ait demandé Benoit Debie, ce n’est pas la production qui l’a demandé, c’est moi. Les Films du fleuve (la société de production des frères Dardenne ndlr), ce sont les Dardenne, il y a Mungiu. Pour moi, il y a l’argent, la finance puis la représentation symbolique. Travailler pour les Dardenne ou Mungiu, c’est important pour moi, ce sont des amis, des gens importants. Anapurna (la société de production américaine ndlr), c’est Paul Thomas Anderson, c’est Bigelow. C’est important à plein d’égards pour moi d’être en bonne compagnie. Ce sont des gens qui sont soucieux de moi et soucieux de la qualité du film. A aucun moment ce n’est une pression, c’est plutôt un encouragement et une assurance.

Vous êtes assez fidèle avec vos collaborateurs.

Pas toujours.

Mais il y a un poste qui a changé plusieurs fois, plus que d’autres, c’est celui du chef opérateur. Qu’est-ce qui motive ces changements?

J’adore Stéphane Fontaine (avec qui il a fait 3 films ndlr) mais, entre ce que vous imaginez être le film, ce que vous attendez de la lumière, du cadre et ce que vous avez vu qui pourrait correspondre à ça, il y a souvent des différences. Je savais que j’avais envie, comme dans un livre d’images parce que c’est un conte, de couleurs. Benoit, depuis un moment déjà, est celui qui met le plus de couleurs dans sa lumière. Ça peut paraître un peu naïf mais ça m’intéressait beaucoup. Aujourd’hui, il y a une tendance avec le numérique, à désaturer énormément. On doit avoir une espèce de moyenne. C’est à la fois désaturé et très dynamique. C’est chic. Benoit, il est dans l’enluminure. Il charge, colore les sources de lumière. J’étais très sensible à son travail. En plus, c’est un mec bien.

La première scène, de nuit, est superbe. Les nuits dans l’ensemble sont très belles d’ailleurs.

C’est un miniaturiste pour moi Benoit. Tout d’un coup, il va faire des ciels très particuliers. Il dramatise l’image par la couleur. Par exemple, tout le décor du saloon, je lui ai dit de mettre de la couleur là dedans. Boum, c’était rouge et vert. Je trouvais ça vachement bien. C’est culotté et, ce que j’aime beaucoup , c’est que ça sort du cadre du bon goût, du mauvais goût, de l’acceptable. On est dans quelque chose à la limite de l’acceptable et c’est vachement bien.

C’est vrai que ça ressemble à un western sans en être un complètement.

Pour moi c’est plus un conte.

J’ai vu en effet que vous citiez plutôt LA NUIT DU CHASSEUR comme influence. 

Oui, bien sûr. Ce n’est pas un western. C’est un film d’époque qui se passe pendant la crise économique dans les années trente. C’est l’histoire de deux enfants. Charlie et Ellie sont deux enfants. Il y a cette espèce de représentation diabolique de Mitchum qui les poursuit. Il y a cette lumière, cette image de Stanley Cortez, un très grand chef opérateur, qui, pour moi, est sublime. J’avais songé un moment à le faire en noir et blanc mais c’est trop arty, trop délicat. Je pensais faire pareil mais en couleur, comme pouvait l’être le Technicolor à l’époque de Nathalie Kalmus.

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